Le vieux joueur de valiha

Article : Le vieux joueur de valiha
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2 juin 2014

Le vieux joueur de valiha

Il y a des personnes que l’on voit souvent : les membres de la famille, les collègues, les amis. Il y a aussi des personnes qui ne font que passer dans notre vie mais, parfois, ces dernières laissent des traces indélébiles. C’est simple, certaines personnes ont partagé avec vous une année, un mois, un jour, un trajet, un regard et des années et des années après ce moment partagé est imprimé dans votre tête comme une photographie en couleur. Moi-même, j’ai une très mauvaise mémoire des noms. Je n’arrive pas à retenir ni à me souvenir d’un prénom au bout de quelques jours. Pourtant, le visage,  les paroles et les actes de certaines personnes arrivent à me marquer pour toujours.

Tenez, un exemple : un jour, au bord de la mer, j’ai rencontré un vieux monsieur, malade. Et, donc, je ne me souviens plus comment il s’appelait, son petit prénom. Il ne paraissait pas faible, il était hardi. Il était grand et fier. Son visage était fripé par l’âge, mais on voyait qu’il était un beau jeune homme. C’était un Malgache de type asiatique et un peu européen aussi. Sa peau n’était pas très foncée, ses cheveux étaient courts et bouclés, son nez long et droit et ses lèvres minces, minces pour un Malgache je veux dire. Et puis, ses yeux résumaient tout le reste. Ils brillaient d’intelligence, mais de temps en temps s’éteignaient et le vieux monsieur passait soudain de vieux sage plein de conseils à vieux fou proférant des gros mots et des idioties. Et puis, ses yeux étaient jaunes. C’est-à-dire que ce qui devait être le blanc des yeux était jaune comme un citron bien mûr. Je ne suis pas médecin, mais avec le peu de connaissance que j’ai, je dirais qu’il avait le foie très atteint et un Alzheimer très avancé.

Il avait une très belle valiha. La valiha c’est cette sorte de sitar en bambou qu’on a hérité de nos ancêtres indonésiens. Le son de la valiha est proche de celui de la harpe et du koto. Il jouait de cette valiha comme un dieu. Et il avait aussi des souvenirs, beaucoup de souvenirs. Il nous parlait de ses voyages, lui et sa valiha parcourant le monde entier : l’Europe, l’Asie, les Amériques. C’est quand il évoquait ses voyages que ses yeux s’illuminaient le plus. C’est comme si on était derrière le projecteur d’une salle de cinéma et on imaginait bien que les images défilaient dans sa tête comme dans un vieux film. Et moi, qui écoutais, j’en ai rêvé. Qui ne rêve pas de Paris ou de New York ? Il avait aussi toujours de bons conseils, ponctués de jurons; beaucoup de bons conseils.

Il nous a aussi conté l’histoire de l’Antsaly, le phœnix de la mythologie malgache.

Mais oui, tout est au passé, en effet quelques jours, ou quelques mois après notre rencontre, j’ai aussi vu le nom et le visage de cet homme dans la rubrique nécrologique des journaux. J’ai oublié son prénom, c’est vrai. Peut-être, pourrais-je vous dire son nom de famille, car oui, il était célèbre. Mais je ne vais pas le faire. Je pense que c’est mieux de finir cet article sans citer le nom de personne. Vous savez ? c’est toujours rageant de voir les gens qui louent, qui exaltent la mémoire d’un défunt alors que du vivant de la personne, et surtout lorsqu’elle est devenue vieille, malade et « inutile », on la laisse se débrouiller toute seule.

Mais jusqu’à aujourd’hui, je remercie le ciel d’avoir rencontré ce vieux monsieur. Il mériterait d’avoir un monument, une école ou une rue à son nom, c’est vrai. Mais, sauf erreur de ma part, on n’a pas de rue Andy Razaf, le célèbre jazzman américano-malgache, ou Rakoto Frah, l’éternel flûtiste. Si ça existe, ce n’est pas assez connu. Peut-être qu’on attend d’avoir de nouvelles rues et c’est pas près d’arriver.

J’aime l’idée d’avoir pu soutirer un peu de sagesse de cet homme. Car, dans la vie, les gens recherchent l’argent, la connaissance, le pouvoir, mais la sagesse est tellement plus rare et plus précieuse. C’est pour ça que cette histoire n’est pas triste. Les êtres humains passent et la majorité ne laisse pas de trace. Mais tel le phœnix qui renaît toujours de ses cendres, il y a toujours quelqu’un qui doit prendre la relève et  je voudrais être l’un d’eux. C’est notre expérience et nos savoirs qui sont nos meilleurs legs pour la prochaine génération. Et c’est en reprenant le flambeau et en le portant toujours plus haut qu’on fait honneur à nos prédécesseurs.

Joueurs_de_valiha_des_Philippines_et_de_Madagascar

Valiha aux Philippines et à Madagascar

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